« La citoyenneté économique peut-elle sauver l’avenir ? », c’est le titre du livre qui vient de paraitre aux éditions des Equateurs, une compilation de réflexions et de témoignages sur ce concept né dans la sphère de l’économie coopérative. Laurence Ruffin, PDG d’Alma par ailleurs très investie dans le Mouvement Scop, a contribué à cet ouvrage collectif. L’occasion de partager sa vision sur ce concept porteur d’espoir et de changement pour toute l’économie.
Laurence, pourquoi ce livre sur la citoyenneté économique ?
Tout est parti d’une réflexion au sein du Mouvement Scop, de la conviction que les entreprises devaient jouer un rôle majeur pour faire face aux défis sociétaux et environnementaux auxquels nous sommes confrontés. Cela tournait autour de questions simples : peut-on observer une contribution directe des entreprises coopératives à la qualité de la vie démocratique et à la cohésion sociale ? Notre pratique de la délibération, de l’autonomie et de la responsabilité façonne-t-elle des citoyens plus actifs et plus ouverts dans la Cité ? Plus largement, quels changements de modèle d’entreprise sont nécessaires au regard de l’ampleur des enjeux ?
Car cette réflexion, alimentée par les idées qui foisonnent depuis quelques années pour imaginer l’entreprise du « monde d’après » (cf loi Pacte, société à mission et « raison d’être », remise en question du management…) et amplifiée par la crise sanitaire, s’inscrit dans une démarche de refonte globale de l’entreprise. D’ailleurs les attentes des Français en matière d’engagement et de responsabilité des entreprises est claire.[1] Les travaux d’observation et de réflexion parmi les Scop et les Scic ont ainsi permis de définir les principes de la citoyenneté économique pour aller plus loin.
Porté par la Confédération générale des Scop, cet ouvrage collectif avait pour but d’élargir le débat au-delà de la sphère de l’économie coopérative. Ainsi des personnes de différents horizons (sociologues, chefs d’entreprise, syndicaliste…) ont confronté leurs idées sur ce concept et y ont contribué par un chapitre.
Si j’ai participé de près à ces réflexions au sein du mouvement Scop dans lequel je suis très investie, l’occasion m’a été donnée d’exprimer dans ce livre ma propre vision de l’entreprise. Sans nécessairement le théoriser, j’y tente donc d’expliquer à travers l’exemple d’Alma comment les Scop et les Scic expérimentent et mettent en œuvre les quatre piliers qui fondent la citoyenneté économique.
Précisément, comment définir la citoyenneté économique ?
La citoyenneté économique s’articule autour de quatre principes interdépendants : la gouvernance démocratique (le partage du pouvoir et des décisions) ; la répartition équitable des richesses ; l’épanouissement et l’émancipation des salariés (le bien-être au travail) ; l’impact social, environnemental et territorial de l’entreprise (l’éthique et la responsabilité de l’entreprise). Les trois premiers piliers définissent la citoyenneté dans l’entreprise, le quatrième la citoyenneté de l’entreprise elle-même.
Pourquoi la gouvernance démocratique est-elle fondatrice de la citoyenneté économique ?
La culture démocratique est ancrée dans nos références de citoyens occidentaux. Chaque individu est reconnu et a le droit de contribuer à l’élaboration des décisions, en élisant son président ou son maire. Le contraire nous choquerait. Or, paradoxalement, quand les Français franchissent la porte de l’entreprise, où seul s’applique le contrat de travail qui suppose un lien de subordination, ils se défont de leur habit de citoyen. Ils ne peuvent plus peser sur ce qui les concerne. Les salariés sont alors considérés comme une ressource ou, pire, un coût.
L’entreprise est régie par des principes en contradiction avec la démocratie car le droit de décider est réservé à une poignée de personnes : celles qui détiennent le capital. Pourtant, le salarié passe une part importante de sa vie dans l’entreprise et contribue directement à sa création de richesses. Il ajoute de la valeur et apporte de la connaissance. Il est une partie constituante de l’entreprise. Il serait finalement juste de considérer le salarié comme salarié-citoyen !
Nous ne pouvons plus considérer que l’entreprise est en dehors, voire au-dessus, des règles de notre société. Repenser l’entreprise nécessite d’intégrer toutes les parties prenantes, à commencer par les salariés. C’est notamment en introduisant la coopération dans la gouvernance que nous pourrons refondre l’entreprise et remettre l’intérêt commun au sommet de son échelle de valeurs. Nous pourrons ainsi répondre aux grands enjeux, aussi bien individuels que sociaux. Toutes les entreprises sont concernées et doivent être impliquées.
Ainsi, le premier pilier de la citoyenneté économique est le partage du pouvoir et des décisions. Il conditionne tous les autres. La possibilité de partager équitablement les bénéfices, d’améliorer les conditions de travail, de viser un impact social et environnemental positif découle de la robustesse de ce premier pilier, de la gouvernance partagée.
Pourquoi les Scop sont au cœur de la réflexion sur la citoyenneté économique ?
La démocratie économique prend tout son sens dans une coopérative puisque les salariés sont aussi les associés de leur entreprise. Par ailleurs, les décisions se prennent selon le principe « une personne, une voix », indépendamment de la part du capital détenue. Tout comme dans une démocratie moderne, où chaque citoyen dispose d’une voix pour voter, indépendamment de son patrimoine ou des impôts qu’il paye… La force du statut coopératif réside en outre dans le fait qu’il rend irrévocable la main donnée aux salariés. Ses principes fondamentaux sont fixés par la loi. L’organisation n’est pas à la merci d’un revirement des actionnaires qui considéreraient que l’expérience délibérative a assez duré.
Ceci étant, le partage du pouvoir suppose en premier lieu que les décisions soumises à approbation soient engageantes, qu’elles mettent en jeu des choix stratégiques et pas seulement des choix périphériques ou de simple gestion. Il est nécessaire que les décisions soient construites collectivement, qu’un temps soit réservé à l’échange et au débat, afin que le vote ne constitue qu’une étape de validation.
Plus largement, les Scop et les Scic portent une vision qui remet l’économie au service de l’humain et du bien commun, en donnant au salarié-citoyen une place dans l’entreprise. Elles expérimentent et démontrent les bénéfices qu’apporte la démocratie en entreprise à l’épanouissement des personnes, la performance des entreprises, mais aussi au-delà, dans la société, en réduisant les inégalités, en stimulant l’envie de faire ensemble ou l’engagement dans la transition écologique. Cela plaide pour que leurs expériences et les principes qui les fondent et ont fait leur preuve se diffusent plus largement. Face aux défis actuels, l’expérience coopérative, qui concilie économie et démocratie depuis presque 180 ans, peut inspirer, infuser dans l’économie tout entière.
Comment rendre compte « objectivement » de la citoyenneté économique ?
Au sein du mouvement coopératif, nous travaillons depuis quelques mois à l’élaboration d’un index de citoyenneté économique, qui permettra aux entreprises volontaires de s’engager dans une démarche d’amélioration interne comme externe et de réflexion sur le projet et le sens de leur entreprise. Cette démarche rejoint celles développées par d’autres acteurs de l’économie sociale et solidaire, notamment l’Impact Score d’Impact France. Ces indicateurs sont aussi un moyen d’éviter le green ou le social washing et d’aller au-delà des déclarations de principes peu engageantes.
L’index de citoyenneté économique permettra de contribuer activement au débat public en défendant l’urgence et la nécessité de ne pas mesurer la performance d’une entreprise uniquement sur la croissance de son chiffre d’affaires ou de ses bénéfices. Selon une enquête d’Opinionway de 2020, 85 % des salariés et 82 % des dirigeants estiment que la mesure de la performance d’une entreprise devrait prendre en compte les aspects humains et le respect de l’environnement au même titre que les résultats financiers. Nous voulons proposer de nouveaux indicateurs fondés sur les quatre piliers de la citoyenneté économique.
Alma participe à ce projet. Grâce au travail d’une commission de salariés-coopérateurs, nous avons mis en place l’année dernière une trentaine d’indicateurs dans notre Scop, et une nouvelle itération vient d’être publiée. Ces indicateurs nous permettront de progresser en suivant leur évolution d’année en année et en définissant des objectifs d’amélioration.
Quel rôle l’individu-citoyen joue-t-il dans l’entreprise et au-delà ?
Au-delà de l’intérêt pour le salarié et la structure, la démocratie pratiquée dans les entreprises consolide aussi la démocratie en général. La délibération à laquelle les salariés sont associés, l’autonomie et la responsabilité qui leur sont confiées, tout cela forge des comportements citoyens bénéfiques au-delà de la sphère économique. C’est même nécessaire ne serait-ce que pour construire des décisions difficiles, non pas fondées sur l’obéissance mais sur la coopération et l’adhésion, et pour engager la transition écologique.
L’apprentissage de la délibération est un moyen d’apprendre l’altérité, de s’exercer à la fabrique du compromis et, in fine, un moyen de sortir de l’indifférence, de se sentir plus responsable et reconnu. Pour les nouveaux salariés, la pratique du sociétariat a notamment une valeur d’éducation à la démocratie. La délibération et le débat font évoluer les salariés d’une position passive ou revendicative à une position constructive, celle d’acteurs. C’est à partir de là que la coopérative devient « notre » affaire. Élaborer des solutions communes, rechercher du consensus, concevoir et admettre un intérêt commun supérieur à son propre intérêt. Tout cela change les individus.
En quoi la citoyenneté économique ouvre des perspectives structurantes pour l’économie et la société ?
De par mon expérience à Alma, et plus globalement dans le mouvement coopératif, je suis convaincue que les principes de fonctionnement démocratique ne sont pas en contradiction avec le développement économique et la dynamique entrepreneuriale. Au contraire, ils sont une force et viennent l’alimenter !
D’autre part s’appuyer sur la coopération et le partage, sur la tempérance et l’investissement à long terme contribuera à développer une économie juste et durable, au service du bien commun. C’est le sens de l’engagement collectif des Scop et des Scic sur la citoyenneté économique.
Le chantier est immense mais les conditions sont réunies. Face aux urgences environnementales et sociales, le bon sens nous interdit de continuer dans la même voie, et les Français attendent des entreprises qu’elles prennent leur part. De nombreux entrepreneurs aspirent à suivre ce chemin, d’autres l’expérimentent déjà avec succès. Un modèle différent est possible, et sa généralisation urgente. Il est temps d’insuffler l’idée coopérative et la citoyenneté dans l’économie tout entière.
[1] Selon un sondage IFOP pour Societer avec Impact France, rendu public à l’occasion des Universités d’été de l’économie de demain les 26 et 27 août 2021, 86 % des personnes interrogées estiment que le rôle des entreprises est essentiel pour relever les défis sociaux et environnementaux.
3 réponses
Triste de voir que le modèle SCOP qui était basé sur l’associé-salarié, devient maintenant le salarié-citoyen. L’associé est celui qui travaille avec nous avec lequel on prend les décisions ensemble, le salarié est le subordonné qui travaille pour nous. Le citoyen ne décide rien, il élit un maitre qui décidera à sa place mais toujours dans l’interêt du maitre et de ses copains. Je constate que l’on met maintenant en premier le rôle de salarié et qu’on y adjoint le citoyen c’est à dire celui qui choisit son maitre. Il n’y a rien à attendre de ce modèle de salarié-citoyen pour ceux qui travaillent.
Où il fait bon vivre ensemble !
Bonjour
Merci pour cet article très clair et engageant sur la citoyenneté économique et la mesure d’impact social et territorial d’une entreprise relevant de l’économie sociale et solidaire qui donne espoir dans un modèle de société inspirant et il fait bon vivre ensemble ! Olivier Grandpré, conseiller technique départemental cohésion sociale – caf de l’Isère
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